Recours gracieux à l’encontre de la décision n°2025-1347 de l’ARCEP
Rédigé par CFE-CGC Orange le . Publié dans Economie et Réglementation des Télécoms.
Nous avons adressé à l’ARCEP, via Laurence Dalboussière (Présidente du Syndicat National des Télécoms CFE-CGC Télécoms), un recours gracieux concernant la décision n°2025-1347 du 16 juillet 2025. Cette décision attribue à la société Amazon Kuiper Services Europe l’autorisation d’utiliser des fréquences radioélectriques pour déployer un réseau satellite en France métropolitaine.
Cette démarche s’inscrit pleinement dans notre mission de défense des intérêts des salariés et de la filière télécoms en France.
Nous estimons que cette décision présente de nombreuses zones d’ombre, tant sur le plan de la concurrence loyale que sur les impacts sociaux, économiques et environnementaux.
Plusieurs points essentiels motivent notre recours.
L’ARCEP n’a pas conduit une analyse de marché exhaustive ni sollicité l’avis de l’Autorité de la concurrence. Les consultations publiques effectuées ont été insuffisantes et trop limitées, excluant notamment les acteurs terrestres comme Orange, pourtant directement concernés.
Par ailleurs, les enjeux liés à l’emploi sur le territoire national, à la sécurité des réseaux et à la protection de l’environnement n’ont pas été suffisamment pris en compte. Or, ces aspects sont cruciaux pour assurer une régulation équilibrée, garantissant que les décisions prises contribuent à un secteur télécom dynamique, responsable et durable.
Nous accompagnons cette action de recours pour que les intérêts des salariés, de l’entreprise et du secteur ne soient pas sacrifiés au profit d’une logique uniquement financière ou technologique.
Nous restons mobilisés pour peser dans ce débat et défendre un modèle de télécommunication respectueux des emplois et des territoires.
Nous vous invitons à prendre connaissance de ce courrier.
Objet : Recours gracieux à l’encontre de la décision n°2025-1347 de l’ARCEP en date du 16 juillet 2025 attribuant une autorisation d’utilisation de fréquences radioélectriques à la société Amazon Kuiper Services Europe SàRL pour établir et exploiter un réseau ouvert au public du service fixe par satellite afin de fournir des services de communications par satellite en France métropolitaine
Madame la Présidente,
Le syndicat CFE-CGC Télécom (ci-après « CFE-CGC »), représentatif des cadres du secteur des télécommunications, souhaite par la présente former un recours gracieux à l’encontre de la décision n°2025-1347 de l’ARCEP en date du 16 juillet 2025 attribuant une autorisation d’utilisation de fréquences radioélectriques à la société Amazon Kuiper Services Europe SARL pour établir et exploiter un réseau ouvert au public du service fixe
par satellite afin de fournir des services de communications par satellite en France métropolitaine rendue publique le 21 juillet 2025 (ci-après la « Décision »).
Par la Décision, l’ARCEP a assigné à la société Amazon Kuiper Services Europe SARL (ci-après « Kuiper ») les fréquences radioélectriques des bandes 28,5-28,9485 GHz (sens Terre vers espace) ainsi que des bandes 17,7-18,6 GHz et 18,8-19,3 GHz (sens espace vers Terre) (ci-après les « Fréquences ») pour établir et exploiter un réseau ouvert au public du service fixe par satellite (FSS) afin de fournir des services de communications pour des stations terriennes fixes fonctionnant avec un système à satellites nongéostationnaires.
Les circonstances de fait et de droit qui justifient ce recours sont les suivantes.
I - D’abord, plusieurs moyens de légalité externe justifient l’annulation de la Décision.
Il ressort de l’article L. 42-1 du Code des postes et des communications électroniques (CPCE) que l’ARCEP attribue les autorisations d'utilisation des fréquences radioélectriques dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires en tenant compte des objectifs mentionnés à l'article L. 32-1, notamment des besoins d'aménagement du territoire et de l'objectif de protection de l'environnement.
Cette obligation a été méconnue à plusieurs égards dans le cadre de la Décision.
L’ARCEP n’a pas conduit d’analyse de marché et/ou sollicité l’avis de l’Autorité de la concurrence, conformément aux articles L. 37-1 et L. 37-2 du CPCE, alors même que le caractère novateur des services autorisés par la Décision, comme leur développement rapide et l’absence de régulation, aurait dû l’y contraindre.
La Décision s’inscrit dans un contexte dans lequel un certain nombre de fréquences ont déjà été assignées par l’ARCEP à des opérateurs pour la fourniture de services fixe par satellite (FSS), comme Starlink1 ou OneWeb2.
Le BEREC s’est d’ailleurs inquiété du manque de régulation de ce secteur naissant et des questions que celui-ci pose dans divers domaines, notamment en matière d’empreinte carbone ou de cybersécurité3.
L’ARCEP, comme l’Autorité de la concurrence, ont reconnu la spécificité de ces services par rapport au cuivre ou à la fibre.
L’Autorité de la concurrence a relevé dans son avis sur le septième cycle d’analyse des marchés de gros du haut et du très haut débit fixes que « plusieurs opérateurs ont souligné que l’utilisation de ces solutions de substitution pouvait s’avérer limitée (ne permet pas de répondre à l’ensemble des usages, problèmes de dimensionnement des réseaux 4G dans la perspective d’une utilisation trop importante, le recours aux solutions satellitaires est limité en zone très urbaine, notamment du fait de règles d’urbanisme liées à la pose de paraboles, etc.), en particulier pour répondre aux besoins de la clientèle entreprise »4.
Étant donné la spécificité des services FSS par rapport au cuivre ou à la fibre, l’ARCEP aurait dû procéder à une analyse de marché, interroger toutes les catégories d'acteurs impactés (dont les opérateurs de réseaux terrestres) et solliciter également l’Autorité de la concurrence avant d’assigner des autorisations d’occupation du domaine public hertzien.
Si une consultation publique a bien été organisée par l’ARCEP, du 12 décembre 2024 au 23 janvier 2025, en amont de la Décision, celle-ci est restée confidentielle et de pure forme eu égard à sa teneur.
À cet égard, il convient de rappeler que le Conseil d’État a annulé dans un arrêt du 5 avril 2022 la décision de l’ARCEP n°2021-0116 au motif que celle-ci n’avait pas été précédée d’une consultation publique, alors même que cette décision était « susceptible d'avoir une incidence importante sur le marché de la fourniture d'accès à internet à haut débit et d'affecter les intérêts des utilisateurs finals » au sens de l’article L. 32-1 V du CPCE.
Cependant, dans le cadre de la Décision, seuls des opérateurs satellitaires ont répondu à la consultation publique, à l’exclusion de tout opérateur de réseaux terrestres que l’ARCEP aurait dû interroger à titre individuel, compte tenu des enjeux de la Décision.
Enfin, l’absence d’analyse du marché des FSS n’a pas permis à l’ARCEP d’apprécier le degré de rareté des Fréquences, à tout le moins à court et moyen terme.
Cette circonstance aurait dû la conduire a minima à assigner les Fréquences selon une procédure de mise en concurrence.
II - Au fond, la Décision est entachée de plusieurs vices qui justifient son annulation.
En adoptant la Décision, l’ARCEP a méconnu plusieurs des objectifs et motifs de refus mentionnés à aux articles L. 32-1 II et L. 42-1 I du CPCE.
Premièrement, la Décision méconnait l’objectif de développement de l’emploi (article L. 32- 1 II 2° du CPCE).
La prise en compte de l’emploi constitue une obligation de source constitutionnelle puisque l’alinéa 5 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui fait partie du bloc de constitutionnalité, dispose que « Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi ».
Il résulte de ces dispositions que l’ARCEP se devait de fixer dans la Décision des obligations en faveur de l’emploi, en contrepartie de l’utilisation des Fréquences.
Et ce d’autant plus que les fréquences hertziennes relèvent du domaine public de l’Etat et que les titulaires d’autorisations d’utilisation exploitent donc des ressources du patrimoine national.
Cela est d’autant plus dommageable dans le cadre de la Décision que Kuiper ne favorise le développement d’aucun emploi en France puisque la coordination technique est localisée à Francfort en Allemagne et ses services commerciaux en Irlande.
À cet égard, la CFE-CGC relève que les chiffres communiqués par Kuiper dans l’étude qu’elle a commandée à Oxford Economics pour des motifs de communication, portent essentiellement sur l’activité d’ArianeGroup et exclusivement sur celle de lancement de satellites.
Ces chiffres ne sont en outre étayés par aucune donnée extérieure et ne prennent a fortiori pas en compte les destructions d’emplois induits par la Décision, alors que la commercialisation des services de Kuiper en France exercera une pression concurrentielle
forte sur ceux des opérateurs de réseaux terrestres existants.
Au surplus, la CFE-CGC souligne que Kuiper n'a pas signé la Convention collective nationale des télécommunications.
Deuxièmement, la Décision est contraire à la sauvegarde de l'ordre public et de la sécurité publique (article L. 42-1 I 1° du CPCE) et n’envisage aucunement l’objectif de protection des données à caractère personnel (article L. 32-1 II 6° du CPCE).
Pourtant, des impératifs de sécurité intérieure nécessitent une surveillance des matériels, données et exploitations qui en sont faites, s’agissant particulièrement d’opérateurs noneuropéens, ce qui est totalement éludé par la Décision.
De même, la Décision reste silencieuse sur la question des communications d’urgence comme celle d’acheminer gratuitement les appels d’urgence ou la transmission des données de localisation de l’appelant.
La Décision aurait donc dû a minima préciser les obligations auxquelles sera tenue Kuiper et non se contenter de mentionner qu’elle est « tenue de respecter les obligations liées à l’exercice d’une activité d’opérateur définies à l’article L. 33-1 du CPCE ».
En particulier, si la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement a entendu étendre les possibilités d'interceptions de sécurité au secteur satellitaire, la Décision ne comporte aucune précision sur le fait que Kuiper respecterait les obligations que la loi lui impose à ce titre5.
Troisièmement, la Décision ne permet pas l'exercice au bénéfice des utilisateurs d'une concurrence effective et loyale (article L. 42-1 I 1° bis du CPCE).
Si les satellites en orbite basse permettent de proposer une connexion internet à haut débit à des utilisateurs non reliés à la fibre ou disposant d'un réseau de mauvaise qualité, ils constituent une alternative concurrentielle sérieuse aux réseaux terrestres.
Cependant, les opérateurs satellitaires ne supportent pas les mêmes contraintes que les opérateurs de réseaux terrestres.
En particulier, les opérateurs satellitaires ne sont pas tenus par de quelconques obligations d’accès à l’infrastructure, de non-discrimination ou de transparence, de participation au service universel ou de couverture territoriale.
Quatrièmement, la Décision n’est pas conforme à l’objectif d’un niveau élevé de protection de l'environnement et de la santé (article L. 32-1 II 8° du CPCE) en ce qu’elle ne prévoit aucune condition relative à cet objectif pourtant majeur.
Il convient à cet égard de noter que les solutions satellitaires sont notablement plus énergivores que les solutions mobiles classiques, elles-mêmes déjà plus énergivores que les solutions de fibre optique.
En particulier, l’envoi de ces constellations satellitaires et la faible durée de vie des satellites en orbite basse ont indéniablement un impact environnemental qui n’a nullement été envisagé par l’ARCEP dans la Décision.
L’accroissement du nombre de satellites en orbite basse génère une concentration préoccupante qui pose la question de la régulation de cet espace et celle du traitement des déchets qui sont un facteur de collisions.
Le silence gardé par l’ARCEP dans la Décision sur cet enjeu est d’autant plus surprenant qu’elle a elle-même organisé un événement sur ce thème à la Cité des Sciences et de l'Industrie, le 20 novembre 2023, en collaboration avec l'ADEME et le CNES.
En conséquence, nous vous demandons, par la présente, de reconsidérer la Décision et de procéder à son retrait, conformément aux dispositions de l’article L. 242-1 du Code des relations entre le public et l’administration.
Nous vous demandons également de procéder à une nouvelle consultation publique et à une saisine pour avis de l'Autorité de la Concurrence.
Dans cette attente, nous vous prions d’agréer, Madame la Présidente, l’expression de notre considération respectueuse.
Laurence DALBOUSSIÈRE
Présidente
1 ARCEP, décision n°2024-2687 du 19 décembre 2023.
2 Par ex. : ARCEP, décision n°2024-0525 du 5 mars 2024.
3 Summary report: BEREC External Workshop about the Usage of Satellite Technologies in Mobile Communications, 22 May 2024.
4 ADLC, avis n° 23-A-14 du 5 octobre 2023 relatif à une demande d’avis de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse portant sur le septième cycle d’analyse des marchés de gros du haut et du très haut débit fixes, point 217.
5 Notamment celles découlant des articles D. 98-7 du CPCE et des articles L. 851-1 à L. 851-4 et L. 871-6 à L. 871-7 du Code de la sécurité intérieure.